Avec des fragments d’image, Camille Thiry compose des carnets chargés de l’histoire du papier qui les composent. Faire du “Pas Vraiment” neuf avec l’existant, tel est le projet de Camille. De la corbeille à papier au bureau, une pratique circulaire quasi infinie qui s’adapte à l’utilisateur·ices. Du carnet waterproof sur-mesure à des compositions “pas vraiment” en série pour vendre sur les marchés, Camille invente ses propres règles pour obtenir un objet vraiment (mais alors cette fois, vraiment) unique.

Hello Camille! Tu as lancé ta ligne de carnet qui s’appelle Pas Vraiment, en 2021. Tu veux bien nous en dire plus ?
CAMILLE THIRY – Pas Vraiment c’est une ligne de carnets non uniforme, non standard qui a commencé quand j’ai eu mon propre espace bureau. J’avais cette immense collection de fragments de photos et de textures que je glanais au fur et à mesure et que je cachais sous mon lit. J’ai enfin pu sortir cette collection et en faire quelque chose. J’ai commencé à créer mes propres calepins, d’abord pour un usage privé et de plus en plus pour mes amis, mes collègues de l’époque et petit à petit, le projet a pris forme et j’ai créé ma propre identité, de manière assez spontanée. Depuis un an et demi, je vends mes carnets sur des marchés ou certains festivals comme le festival Bâtard (Part 1 Magic Cells) et son Cellular Spaceship au Beursschouwburg.
Comment t’es-tu formée à la pratique de design binding ?
CAMILLE THIRY – J’ai fait quelques workshop après le confinement à Trois Studio (nldr. un atelier spécialisé dans la reliure contemporaine, entre autres), mais j’ai fait les choses à l’envers. Je me suis auto-formée, j’ai appris beaucoup de mauvais réflexes, et après j’ai corrigé mes erreurs. Les workshops m’ont permis d’utiliser le matériel – moi je n’avais pas de presse et j’utilisais mon dictionnaire d’italien.


Ton parcours est intéressant – tu as notamment travaillé avec Decoratelier aux côtés de Jozef Wouters. Tu peux développer ce que tu y as fait ?
CAMILLE THIRY – J’ai travaillé pendant 5 ans avec Decoratelier – de 2018 à aujourd’hui. Decoratelier c’est un ensemble de personnes et d’outils qui, chaque année, apprennent de différents espaces spécifiques. Chaque année il y a une collection d’espaces qui est créée de toutes formes confondues.
J’y ai coordonné, entre autres, le projet 17mouvements. Le service culture de la ville de Bruxelles voulait qu’on construise des infrastructures sportives aux Cinq Blocs à côté de Dansaert, dans le cadre de la Nuit Blanche. Même si on peut avoir une image très “rentable” de cette cage à muscle masculine pour un corps précis d’un mètre 80, nous on a fait tout l’inverse pendant onze mois. J’ai rencontré des personnes qui aiment cet espace et qui l’occupent quotidiennement pour construire des modules individualisés sur base de leur propre corps, leur propre douleur, sur la taille de leur propre poignet, épaule, etc. Je me suis entourée de kinés, d’une ergothérapeute (ma sœur). Il y a un livre qui est sorti avec les images de Enzo Smits qui documente toutes les traces de négociation qu’on a eu avec chaque personne.
Est-ce que tu veux bien m’en dire un peu plus sur l’objet en tant que tel et sur ton processus ?
CAMILLE THIRY – Je commence toujours par le corps du livre. Je commence par plier et couper les feuillets à la bonne taille. C’est un processus très long et minutieux parce que pour le moment je ne travaille pas avec la trancheuse à papier, je travaille avec le cutter qui nécessite d’être affuté régulièrement. Avant de relier les pages entre elles, je fixe des petits papiers intermédiaires. Ce sont des petits papiers avec des formats différents. C’est une façon pour moi de mettre en forme l’espace différemment. C’est comme une scénographie du papier. Une fois que je les ai placés, je les coud à la main. Et c’est cette partie qui pour moi constitue le processus le plus méditatif, parce que c’est très répétitif.
Comme le bois, la couture nécessite de répéter des gestes très minutieux. Aujourd’hui, dans nos projets de construction pour l’ASBL Shady Systems qu’on a co-créé avec Willem, Vic et Jan, je suis celle qui aime la minutie et les tâches répétitives. Tu es vraiment complètement déconnectée de ce qui se passe autour de toi et c’est tellement machinal que ça te laisse de la place pour tes pensées, pour les trier et les évacuer.
« J’aime bien écrire sur du papier qui a une histoire. Il y a une traçabilité. Le carnet raconte l’histoire avant même que l’histoire soit racontée. »


Et dans ta pratique, tu pars d’abord du papier pour créer ton carnet ou d’une image ?
CAMILLE THIRY – Je pars d’abord du papier, des feuillets et puis de l’identité du feuillet qui va parfois me pousser vers certains motifs et visuels pour la couverture. Je travaille vraiment dans un esprit circulaire, parce que je sors d’abord ce que j’ai dans ma corbeille que j’ai récupéré et je me laisse inspirer pour faire tel objet.
J’aime bien écrire sur du papier qui a une histoire. Il y a une traçabilité. Le carnet raconte l’histoire avant même que l’histoire soit racontée. Les papiers sont chargés d’une identité visuelle plus forte vu qu’ils viennent de quelque chose d’autre. Grâce au temps de séchage, d’encollage et de presse, je dispose d’un certain temps de réflexion : parfois je me décide pour une image sur la couverture et je finis par l’abandonner complètement pour en prendre une autre. Le temps de réflexion entre chaque étape permet vraiment de conceptualiser le carnet avant de le mettre en forme. Mon processus n’est pas si linéaire, c’est vraiment plein de petites négociations. Les accidents sont super importants aussi. Par exemple, un papier qui se déchire ou de la colle, des traces de doigts qui sont trop importantes.
Les carnets sont pour moi des formes d’espace individuel. C’est pour ça que j’aime faire du sur-mesure. Je crée des espaces qui permettent ensuite de créer.
J’ai parfois des commandes très spécifiques. Il y a un jour quelqu’un qui m’a demandé de lui créer un carnet, c’est une personne qui notait ses idées dans la cabine avant d’aller à la piscine, donc elle avait besoin d’un carnet waterproof. Ce sont toujours des défis très stimulants. Par exemple, certaines personnes écrivent souvent au soleil, donc il faut un papier moins blanc, moins chloré. Ça peut aller très loin dans le sur-mesure et l’adaptation. Chaque carnet peut s’adapter à une personne.




Est-ce que tu te vois dans tes défis du futur, amener ton carnet à une autre étape ?
CAMILLE THIRY – J’aimerais développer des synergies avec des artistes visuels. J’ai d’ailleurs travaillé pour l’artiste multidisciplinaire Fatima-Zohra Ait El Mâati qui m’a demandé de relier le livre “An Honest Recount On Failure” (2021) qui parle de ses erreurs dans ses projets de construction en architecture. C’était à mes débuts en reliure et c’était un processus et une discussion intéressante – je faisais mes propres erreurs et ça a donné un objet très fragile et très imparfait, tout en ayant un écho très fort avec les espaces dont cet objet parlait.

Pour conclure, est-ce que tu peux me recommander un artiste, un designer ou un artisan bruxellois ?
CAMILLE THIRY – J’adore cette question. J’aimerais te parler de Rita Maria Habib. Rita est vidéaste, artiste visuel·le et crée des installations qui me touchent beaucoup. Iel est aussi une artiste queer, libanaise et pluridisciplinaire qui s’exprime avec le dessin, le collage et le texte. J’ai connu son travail en mars 2022 lors de son expo ‘Joussour wa Jouzour/ For our Black Eyes’ au Pianofabriek à Saint-Gilles. Sa source d’inspiration est une approche contemplative des souvenirs d’enfance. Par l’expérimentation et les associations d’idées, on est ancré dans les espaces qu’iel crée. Surtout, on peut toucher et s’installer au sein même de ses installations. J’aime aussi ce pléonasme. Y être réellement. C’est cet aspect qui me plait énormément dans son travail.
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